Architecture des forces // peinture et architecture Bacon x Zevi
Pour un Art des forces.
L’art c’est «Rendre le Temps visible en lui-même» nous suggère Gilles Deleuze, la peinture c’est «Non pas rendre le visible mais rendre visible» nous formule Paul Klee, la peinture c’est «Peindre le cri plutôt que l’horreur» nous dit Francis Bacon. L’art des forces délaisse le spectacle pour la sensation.
«La vie crie à la mort, mais justement la mort n’est plus ce trop-visible qui nous fait défaillir, elle est cette force invisible que la vie détecte, débusque et fait voir en criant. C’est du point de vue de la vie que la mort est jugée, et non l’inverse où nous nous complaisions.»
G. Deleuze, Logique de la sensation p.62.
C’est un art de la déformation plutôt qu’un art de la transformation avec des forces qui déforment et informent de nouveau, qui modèlent jusqu’à créer l’indiscernabilité sur le corps en repos. Le mouvement se crée sur place.
Peinture et architecture: Mise en contact.
Considéré l’architecture comme un art à part entière m’a amené à repenser le concept. Et pour se faire, j’ai constamment chercher la mise en contact, le point de fuite d’où pourrait s’échapper l’invention. Penser l’architecture en tant qu’espace mouvementé, en tant que corps en déformation est le contemporain de cet art.
La peinture de Francis Bacon élégamment décortiquée dans le livre de Gilles Deleuze «logique de la sensation» m’a généreusement permis une hybridation des plus intéressante.
En effet, s’il y a bien un art qui s’est particulièrement remis en question durant ce dernier siècle, c’est bien la peinture. Là où elle pensait faire son devoir dans la représentation,
la photographie l’a destitué. Ainsi, on comprend très vite que les grands peintres de la plastique moderne comme Cézanne ou Bacon sont les grands penseurs de la peinture moderne. Francis Bacon, dans cette audace picturale héritée de Rembrandt ou encore de Soutine au sein des mouvements du début du XXième siècle donne aujourd’hui un nouveau
devoir à la peinture: celui de faire sensation (ico. 6). Pas une sensation «sensationnelle» propre au figuratif (qui représente une forme) duquel elle se détourne désormais, mais une sensation «sensitive» issue du figural (qui suggère une forme), de la Figure (qui constitue la suggestion d’une forme).
J’ai remarqué que Gilles Deleuze emprunte souvent les mots de deux champs lexicaux forts: l’architecture et le corps. «Pitié pour la viande!» S’exclame Deleuze, comme si le mouvement agressait le corps. Pas une agression horrifiante, mais plutôt une agression
hystérique. La viande est en fait la matière du corps sans organes fixes, l’instant où la chair et les os sont «figurisés» puis déformés. Le philosophe constate trois conditions dans la peinture de Bacon: l’armature ou structure matérielle en tant que solution spatialisante enrobant le lieu du tableau; la Figure qui constitue la viande, la matière à sensation, à déformation
et enfin le Contour en tant qu’espace de troubles, délimitant l’arène où se joue le rythme. Le mouvement dans la peinture de Bacon naît dans un espace réticulaire où lutte le corps et l’esprit. Ce corps latent, qui n’a de cesse de chercher l’évasion, la fuite.
«Ce n’est pas un mot, quand Bacon déclare qu’il est cérébralement pessimiste, mais nerveusement optimiste, d’un optimisme qui ne croit qu’à la vie. Le même «tempérament» que Cézanne? La formule de Bacon, ce serait figurativement pessimiste, mais figuralement optimiste.»
Gilles Deleuze, Logique de la sensation.
Dans cet extrait, les deux penseurs nous font part de la problématique fondamentale de l’art qui est: «Où va l’art?» ou plutôt «Où doit aller l’art?». Ici, on comprend que la tendance est au figural, à la Figure. Qu’est-ce que la Figure? C’est un espace qui suggère, un espace de suggestion, d’hypothèse, où la viande ordonne la sensation. La sensation, c’est l’appel au sensitif, au sensible sans pour autant qu’il donne du sens ou qu’il donne un sens. La sensation, c’est l’instant du mouvement.
En s’investissant de tout ce savoir et de ses observations de l’art pictural par Deleuze, tournons-nous vers l’art architectural et tentons l’hybridation. Chez Bacon, Deleuze relève trois composantes : la Structure, la Figure et le Contour. En architecture, en suivant la pensée de Bruno Zevi, on pourrait s’accorder sur trois espaces architecturaux: l’espace externe, l’espace interne creux, et l’espace urbanistique.
L’espace urbanistique
C’est l’espace environnant qui enveloppe l’édifice permettant d’apprécier l’espace externe, la volumétrie. Analogiquement, on se réfère à la structure
de Bacon, celle qui enveloppe le lieu, de contour commun avec la Figure. Il permet de donner lieu.
L’espace externe
C’est la carcasse de l’architecture, sa volumétrie. Il est composé
des façades, de la toiture et de la structure architecturale, il est comme la peau par dessus l’ossature, son armature. Il cerne l’architecture dans son environnement et constitue l’arène où se joue le rythme. Chez Bacon, on parlerait plus ou moins de Contour. En développant, on comprend que l’espace externe est la dimension qui met en tension l’espace interne et l’espace urbanistique. C’est l’espace à sensation.
L’espace interne creux
C’est l’espace de déambulation, l’espace habitable par l’homme, proche du corps, exposant la chair de l’architecture. Par analogie, on pourrait le comparer à la Figure, à la potentielle viande de Bacon. L’espace interne préconise un lieu, un zone de présentation. Lorsque Zevi nous parle d’interprétation formaliste (conventions régissant la composition architecturale comme l’unité, la symétrie, l’équilibre, l’expression
ou caractère, la proportion, l’échelle, la vérité, la fonction, l’urbanité, le style et l’accent) avec la notion d’équilibre ou balance, il dit :
« Si cela n’était pas, nous ressentirions physiquement une gêne, comme s’il nous manquait quelque chose, comme si nous étions nous-mêmes penchés d’un côté, comme si nous avions un bras amputé; autrement dit, l’amputation de l’équilibre d’un édifice provoquerait, par «sympathie symbolique», un sens d’amputation de notre corps.»
Bruno Zevi, Apprendre à voir l’architecture p.112.
Le rapport au corps est ici manifeste. Lorsque la Figure de Bacon cherche la fuite par le contour en se déformant, en s’animalisant, l’espace interne creux cherche lui aussi la fuite par l’espace urbanistique. en se rapprochant de l’espace externe. Ainsi, l’espace externe se déforme pour se nouer à l’espace interne qui lui-même devient viande pour s’échapper de la Figure: c’est une architecture des forces (ico. 7 à 9).
En plus de ces trois dimensions, Zevi en mentionne une quatrième qu’il qualifie comme le temps du déplacement, la période durant laquelle l’homme passe de l’extérieur à l’intérieur et je rajouterais «et vice-versa». Un peu à la manière de la Figure latente, prête à devenir viande et à s’échapper du Contour pour s’évanouir dans la Structure; à la manière
de la Structure qui tente d’absorber la Figure. Le temps est également fortement présent dans cette hystérie* du corps sans organisme**.
****hystérie: qualité d’une onde d’amplitude variable parcourant le corps sans organes (d’organes temporairement
et provisoirement indéterminés) traçant des zones et des niveaux sensitifs lorsque le corps fuit
l’organisme comme par un «trou de vidange» (thèmes sartriens).
*****organisme: organisation d’organes déterminés identifiables en permanence.
Dans cette tendance à la déformation, aux forces des espaces, on comprend mieux la corrélation entre l’art picturale de Bacon et l’art architecturale organique. Ainsi, si l’enjeu de l’art picturale est de faire sensation, celui de l’architecture s’y rapproche considérablement. Les enjeux de l’architecture sont profondément dans cette mise en contact. C’est en tentant l’hybridation que l’on développe l’Art en général parce que chaque discipline artistique à un devoir à accomplir. La peinture rend visible l’invisible, la musique rend audible n’inaudible, le cinéma et le théâtre rendent vivant l’inerte, la sculpture façonne l’infaçonnable, la poésie humanise l’inhumain, la danse rend mobile l’immobile, la télévision et la photographie rend médiatique l’immédiatique et l’architecture rend habitable l’inhabitable.
Pour le designer, saisir ces enjeux est essentiel pour prétendre concevoir et inventer des espaces. Personnellement, ma pratique du design m’attire vers le façonnement de l’espace interne, peut-être parce qu’il fait corps, mais surtout parce qu’il est potentiellement viande et force. La mission du designer est de faire vibrer l’espace.