Notion de dispositif // Genesis de Nacho Cerdà
Exemple du court métrage «Genesis» issu de la Trilogie de la Mort de Nacho Cerdà
L’oeuvre comme dispositif
La question de l’artialisation pose inévitablement la question de l’oeuvre. Dans ma démarche de recherche, je souhaite mettre en relation les notions de patrimoine, dispositif, oeuvre d’art, tableau vivant, image arrêtée et archaïque contemporain en résonance aux différents colloques organisés par le laboratoire LLA et l’Université de Toulouse le Mirail. Les confluences des notions me permettront de nourrir ma définition du patrimoine et de mieux comprendre les processus qui régissent son artialisation. Dans un premier temps, je vais tenter de définir la notion de dispositif au sein d’une oeuvre cinématographique. Comme support de discussion, j’ai choisi le court métrage « Genesis » de Nacho Cerdà issu de la Trilogie de la Mort produit à partir de 1994. Le film met en scène un sculpteur qui, dans le deuil d’un amour inconsolable, façonne sa compagne disparue. Tout commence par un souvenir, comme une vieille pellicule qui tourne en boucle dans un imaginaire nostalgique, presque muséal. On voit un homme et une femme s’amusant devant la caméra le jour d’un pique-nique ensoleillé, jouant du corps et du chapeau. Derrière eux, des joueurs de badminton renforcent une ambiance à la fois naïve et insouciante face au devenir; voilà une journée inoubliable, simple mais intense. A la fin de la scène, la tête du jeune homme sous le pull de la jeune femme présage quand même une future vie de famille, comme si leur bonheur était dans l’enceinte de la jeune femme et dans l’enceinte de cette caméra immortalisant le moment, certainement manipulée par un ami du couple. Puis la pellicule s’enflamme dans le sourire rayonnant de la jeune femme.
Nacho Cerdà (né en 1969) est un réalisateur espagnol plus connu pour son film controversé sorti en 1994, « Aftermath », sur le sujet de la nécrophilie faisant parti de la Trilogie de la Mort constituée de deux autres courts métrages « The awakening » et « Genesis ». Un an après la production de ce film, il a été accusé d’être la personne qui se trouve derrière la fameuse autopsie de l’extraterrestre de Roswell. Toutefois, cette accusation a été retirée après que Ray Santilli fut reconnu comme en être l’auteur.
Dès lors, on comprend que l’accident a bel et bien consumé la joie et l’insouciance. Le titre fondu au blanc amène au cadrage un oeil en train d’être sculpté, un regard en construction, une oeuvre en train de se faire. Une cigarette à la bouche, l’artiste carbure dans l’acte créatif. Des oeuvres nous apparaissent ici et là, un sourire s’esquisse parmi des visages sculptés d’émotions. Le dispositif fictionnel est en place: nous sommes dans l’atelier d’un sculpteur en plein travail où la poussière du marbre s’écoule comme les grains d’un sablier, coup après coup au goutte à goutte. Le tic tac de l’horloge est remplacé par la cadence du coup de ciseau. Un Univers prend corps devant nous : des bas reliefs, des bustes, des têtes, des mains sont éparpillés dans cette pièce en chantier perpétuel.
L’artiste est seul face à ses œuvres et ainsi face à lui-même. Après s’être lavé les mains, il se rapproche de sa dernière création pour lui caresser le visage. Cette sculpture semble être son chef d’oeuvre, comme l’oeuvre d’art ultime de son art. Pas un instant il ne se détourne d’elle. Elle, la seule disposée au centre qui suscite son intérêt, la seule sculptée des pieds à la tête comme si son oeuvre lui avait été consacré depuis toujours. Un monde s’est construit autour de cette sculpture, et toutes ses tentatives embryonnaires se retrouvent là comme spectateurs d’une poïétique en chute. Avant de quitter la pièce, il recouvre son chef d’oeuvre d’un drap fantomatique à la fois inhibiteur de chagrin et révélateur de hantise. En effet, il revit l’accident dans ses cauchemars observant le cadavre de sa compagne encastré dans les débris de voiture autant que son obsession de faire revivre sa compagne dans sa sculpture à tel point que son univers créatif devient finalement un rêve éveillé. Une fois réveillé, il revient à la charge pour lui donner corps, lisser les cicatrices des entailles pour qu’elle prenne peau dans le marbre. Ses spectateurs observent la performance aussi muets que des tombes dans une émotion assourdissante. Mais un liquide rouge s’échappant de la sculpture lui parvient entre les doigts, c’est du sang assurément. Il scrute à la loupe la blessure de la sculpture avant de la rincer au jet d’eau, tentant de la libérer d’une souffrance qui souille et qui écaille peu à peu ce qu’il reste de leur amour, comme une plaie qui ne guérira jamais. Il cauchemarde de nouveau, mais cette fois c’est sa compagne qui observe son cadavre dans les débris de la voiture accidentée. A son réveil, du sang coule de ses narines. Il se précipite dans la salle de bain constater son cas mais une fois devant le miroir, c’est de la poussière de marbre qui lui recouvre les doigts et qui lui encombre le nez. Dans son dos, une marque crépite sur sa peau tandis que sur la sculpture, il découvre une scarification de chair respectivement au même endroit. Dans le désarroi, il s’effondre. Progressivement la transmutation s’opère, le sculpteur tendant vers l’inerte et la pierre devenant chair. L’artiste qui ressent la fin arrivée, se nourrit une dernière fois de tout ce à quoi se résume sa vie, c’est-à-dire aux souvenirs. Pendant que le sculpteur, lui, agonise, la sculpture donne signe de vie en bougeant les orteils. Et après une nuit d’orages, le soleil illumine la sculpture de chair face au sculpteur de pierre auquel il ne reste plus qu’un œil qui fasse de lui un vivant pour contempler son rêve utopique devenant réalité. L’espoir qu’il avait de pouvoir à nouveau partager une vie avec son amoureuse lui échappe des doigts sous le glas retentissant des alliances dorées se fracassant sur le sol abrupt.
La dimension tragique dans le dispositif est signifiée par l’ensemble des sculptures qui paraissent observer le drame dans une position spectatrice. Leur immobilité et les cadrages du cinéaste confèrent aux œuvres aux alentours le statut de public attentionné, scrutant la scène où se joue le drame. On peut ainsi nuancer la qualité des sculptures servant de public, davantage de l’ordre de la statue tandis que l’oeuvre central mise en scène par le sculpteur est clairement actrice et ainsi de l’ordre de la sculpture. Au delà des postures ou de l’animation, ce qui met en oeuvre le dispositif, c’est l’agencement. Ces sculptures semblent à l’agonie physiquement comme le sculpteur lui-même psychologiquement et sur de nombreux plans et cadrages, présagent la chute dramatique du récit. L’agencement, c’est aussi le contexte qui motive l’énigme et l’incompréhensible. Le sculpteur est seul, inconsolable, tourmenté, triste et désespéré. D’une façon ou d’une autre, la base scénique est telle que tout est possible parce que rien ne peut discréditer l’action. La solitude de l’artiste fait qu’en tant que spectateur du court-métrage (souvent en position de voyeur chez Cerdà), nous sommes prêt à tout voir. Ainsi, nous contribuons aussi dans l’agencement du dispositif. La disposition dans l’atelier, à savoir la sculpture au centre et les autres œuvres autour construit une véritable scène théâtrale avec un acteur, un public et un metteur en scène (l’artiste sculpteur). L’espace du drame spatialisé par la simultanéité dans la succession (les devenir respectifs de l’artiste et sa sculpture) est d’autant plus vecteur de la tragédie et moteur du dispositif. Ainsi, la contiguïté du dispositif au niveau de l’agencement se ressent aussi dans la contiguïté des événements avec d’une part le sculpteur qui se meurt et de l’autre la sculpture qui devient humaine. En effet dans le dispositif, l’agencement prime sur l’enchaînement. La qualité pragmatique du dispositif est manifeste dans la disposition des statues spectatrices certes mais aussi dans la réciprocité de l’effet au cœur du drame. C’est-à-dire que la transformation de la sculpture à pour effet de changer l’artiste en statue et vice versa. Au final, la cause et l’effet se superpose : serait-ce le sculpteur qui aurait donner vie à la sculpture ou bien la sculpture qui faucherait la vie du sculpteur? La causalité est d’autant plus complexe dans le dispositif, davantage intransitive. La lecture du court-métrage est clairement tabulaire, plusieurs actions animent la scène au même moment : les statues spectatrices, le sculpteur devenant l’oeuvre, l’oeuvre devenant humaine. Les interludes cauchemardesques de l’artiste accentuent l’effet tabulaire, nous éloignant un peu plus d’une lecture linéaire.
L’agencement du dispositif génère une situation pragmatique qui amène le discours de Nacho Cerdà vers une dimension symbolique. Ce film est à mon sens une métaphore de la poïétique du chef-d’oeuvre. Le discours symbolique de l’auteur dispose la création d’abord comme projection (dans la notion de projet avec les nombreuses œuvres mineures jonchant son atelier et servant l’objectif d’un chef-d’oeuvre) mais surtout comme un don de soi au monde. L’oeuvre d’art se retrouve donc inhérente à l’auteur. Nacho Cerdà fait état de l’obsession d’un artiste de vouloir transcender la mort dans l’oeuvre d’art. Au final, ce qu’il reste de vivant d’un artiste mort, c’est son oeuvre. Implicitement, la notion de patrimoine se pose : sommes-nous à l’Art où l’Art est-il à nous? Créer c’est animer (dans le sens de habiter) et par conséquent donner du mouvement. La pierre s’anime sous les coups de ciseaux du sculpteur. Trois typologies patrimoniales sont ainsi mis en oeuvre. Le patrimoine acquis faisant état des savoir-faire et canalisant la pratique vers l’objectif de création. Quelque part, l’originel est forcément archaïque et proche du corps. Dans Genesis, la sculpture est la pratique qui moyenne le projet de l’artiste. Le patrimoine latent faisant de la pierre un potentiel fragment de l’être de l’artiste, matériau à partir duquel la projection sera possible grâce au mouvement créatif. Le patrimoine artialisé qui, dans le processus de l’oeuvre en train de se faire, hôte progressivement à l’artiste la part de lui-même projetée sur l’oeuvre pour en faire un « commun » ou «comme-un». Le court-métrage pousse à l’extrême le concept de d’oeuvre d’art à la fois dans l’ironie du sors de l’artiste, l’utopie du dénouement et le paradoxe mettant en tension le vivant du sculpteur et le morbide de la sculpture. Cerdà étant un artiste espagnol, il faut tout de même souligner les connotations symboliques aux stigmates religieux, à la résurrection de Jésus Christ depuis le tombeau, à la figure de la vierge Marie (particulièrement dans la relation avec le drap). Aussi, le titre du court-métrage Genesis (en français Genèse) renforce la référence symbolique comme étant religieuse. Le drap comme inhibiteur et révélateur joue le rôle d’un rideau de scène faisant de l’atelier du sculpteur le théâtre de l’énigme narrative. Aussi, le sang qui s’échappe de la sculpture et qui menace l’ordre établit fait typiquement écran dans le dénouement fictionnel. Une relation scopique s’établit entre l’artiste et son chef d’oeuvre, à savoir que le regard sculpteur finit par devenir le regard sculpté.
Certains cadrages de fin de scène élaborent de véritables tableaux vivants. Au moment où le sculpteur saisit la fatalité de la situation, il s’agenouille lentement au pied de la sculpture tout en s’accrochant à sa jambe, entremêlé d’un drap. Ces postures nous ramènent complètement au drame pictural à la façon des tableaux d’époques comme les « pietas » (pour exemple la Pietà d’El Greco). Le film s’achève sur une image arrêtée en plan large contextant l’action dans le chantier de l’atelier et mettant en tension une polarité dans la chute: l’homme devenu sculpture inerte tapissée dans l’ombre et la sculpture devenue femme dans les halos lumineux. L’image arrêtée fait état d’une fin pour l’homme et d’un début pour la femme. De la chute doit naître une nouvelle époque et l’image arrêtée marque cet instant ou le dispositif est à son apogée. C’est l’instant crucial où la fin et le début se juxtapose. Il y a un effet miroir. La situation finale est l’inverse de la situation de début, ce qui soutient la polarité du dispositif et sa transversalité. Ce qui est intéressant à observer, c’est que les points convergents du dispositif sont en fait le tableau vivant et l’image arrêtée. C’est-à-dire que l’instant manifeste où le dispositif est clairement visible et démontrable, en équilibre fragile et court, c’est l’espace instantanée presque photographique. Ce que je définie comme espace instantanée, c’est le moment où le dispositif entre en résonance. Le temps ou la durée prend une forme ondulatoire et s’exprime comme un écho faisant vibrer la scène mais aussi permettant de l’extraire de l’ellipse filmique dans l’objectif de maintenir l’image comme événement. En général, ce sont les plans dont on se souvient après avoir visionné le film.
Le dispositif est davantage issu de la construction que de la composition. En effet, grâce à l’appareil filmique, la succession de plans précisément cadrés construit l’atmosphère et nourrit l’imaginaire du spectateur qui génère à son tour une globalité de la scène lui faisant écran. C’est en ce sens que je perçois le dispositif comme un ensemble appareillé et dépareillé qui déconstruit la structure scénique en puisant dans le « hors-champ ». Les entrées du dispositif dans l’oeuvre cinématographique de Nacho Cerdà sont en fait ses points de fuites (la lumière, l’imaginaire, le cauchemar, la mémoire, les sculptures comme projections). L’atelier confiné du sculpteur conditionne lui-aussi notre regard fuyant. A mon sens, tout dans Genesis est construit pour nous mener ailleurs, si bien que l’ambiguïté entre réalité et fiction est permanente. Nacho Cerdà stratifie via les polarités mais aussi dans la réciprocité des possibles : l’impossible devient possible (la sculpture devient vivante) mais aussi le possible devient impossible (pouvoir retrouver sa compagne, revivre leur amour perdu, faire d’un souvenir une réalité). Ainsi, le dispositif s’affirme pleinement dans cette genèse artistique (comme origine du mouvement « de fuite ») mais surtout dans l’improbabilité voir même l’utopie de la scène. Quelque part, le dispositif rassemble les facteurs qui conditionnent une sorte de brèche scénaristique. Une brèche qui agit sur la scène dans la mécanique du dispositif comme une rayure sur un vinyle (en considérant le vinyle comme la métaphore de la pellicule qui se déroule), l’élément perturbateur qui nous fait comprendre que le véritable «film» se joue ailleurs et persiste.